Chapitre 21

 

De vagues bâtiments gris apparaissaient, flous et clignotants. Ils vibraient et tressautaient de manière fort gênante.

Quel genre de bâtiments était-ce là ?

À quoi servaient-ils ? Que lui rappelaient-ils ?

Il est toujours délicat de savoir à quoi sont censées ressembler les choses quand vous débarquez à l’improviste sur un monde différent doté d’une culture différente, d’un ensemble entièrement différent d’hypothèses fondamentales sur la vie, sans oublier une architecture incroyablement ringarde et dégageant un ennui profond.

Le ciel au-dessus des bâtiments était d’un noir hostile et glacial. Les étoiles, qui auraient dû être des points de lumière d’un éclat aveuglant à cette distance du soleil, étaient brouillées et ternies par l’épaisseur de l’immense bulle protectrice. En plexiglas ou quelque chose comme ça. Un truc terne et lourd en tout cas.

Tricia rembobina la bande jusqu’au début.

Elle savait qu’il y avait quelque chose de légèrement bizarre dans tout ça.

Bon, en fait, il y avait près d’un million de trucs légèrement bizarres dans tout ça, mais il y en avait un en particulier qui la titillait sans qu’elle réussisse à mettre le doigt dessus.

Elle soupira et bâilla.

En attendant que la bande ait fini de se rembobiner, elle dégagea la table de montage de l’empilement de gobelets à café en polystyrène qui s’y étaient accumulés et les jeta dans la corbeille.

Elle était installée dans une des petites cabines de montage d’une boîte de production vidéo à Soho. Elle avait recouvert la porte d’affichettes « Ne pas déranger » et fait bloquer sa ligne au standard. Tout cela était à l’origine destiné à protéger son scoop incroyable mais servait à présent à la protéger de la honte.

Elle était décidée à se retaper la bande depuis le début. Si elle arrivait à tenir le coup. Elle passerait peut-être bien en accéléré ici ou là.

Il était près de seize heures ce lundi, et un léger sentiment de malaise l’avait envahie. Elle essaya d’analyser la cause de ce léger malaise et ce n’étaient pas les candidats qui manquaient.

Pour commencer, se taper le vol de nuit depuis New York. Le vol des yeux bouffis. Déjà le ras-le-bol, forcément.

Deuxième étape, se faire accoster sur sa pelouse par des extraterrestres qui vous expédient sur la planète Rupert. Elle n’avait pas suffisamment d’expérience en la matière pour affirmer avec certitude que c’était forcément le ras-le-bol, mais elle était prête à parier que les habitués de la chose ne devaient pas en être ravis. Les magazines publiaient toujours des tableaux de stress. Cinquante points de stress pour un licenciement. Soixante-quinze pour un divorce ou un changement de coiffure et ainsi de suite. Aucun n’avait jamais mentionné le fait d’être accosté sur sa pelouse par des extraterrestres, suivi d’une expédition sur la planète Rupert, mais elle était certaine que ça valait bien quelques douzaines de points.

Le voyage en lui-même n’avait pas été particulièrement stressant. Il avait été d’un ennui extrême, en vérité. En tout cas, pas plus stressant que le voyage qu’elle venait de faire au-dessus de l’Atlantique, d’une durée en gros équivalente : dans les sept heures.

Bon, c’était déjà passablement incroyable, non ? Gagner les confins extrêmes du système solaire dans le même temps que prenait un trajet Londres-New York signifiait qu’il devait exister à bord un moyen de propulsion aussi fantastique qu’inédit. Elle cuisina ses hôtes à ce sujet et ils reconnurent qu’il était effectivement excellent.

— Certes, mais comment fonctionne-t-il ? avait-elle demandé, tout excitée, au début du voyage.

Elle retrouva la séquence sur la bande et se la repassa. Les Grébulons, car c’était ainsi qu’ils s’appelaient, lui montraient obligeamment sur quels boutons ils appuyaient pour faire fonctionner le vaisseau.

— D’accord, mais selon quel principe fonctionne-t-il ? s’entendit-elle demander de derrière l’oculaire de la caméra.

— Oh, vous voulez dire si c’est un propulseur à distorsion ou quelque chose comme ça ?

— Oui, persista Tricia. C’est quoi, au juste ?

— Oh, probablement un truc dans ce genre.

— Quel genre, enfin ?

— Propulsion à distorsion, propulsion à photons, un truc comme ça. Faudra que vous demandiez à l’Ingénieur de vol.

— Lequel est-ce ?

— Ça, on n’en sait rien. On a tous perdu la tête, voyez-vous.

— Oh oui, bien sûr », fit Tricia d’une voix légèrement éteinte. « Vous l’avez dit. Hum, comment avez-vous perdu la tête, au juste ?

— On n’en sait rien, répondirent-ils patiemment.

— Parce que vous avez perdu la tête, bien sûr, conclut Tricia, lugubre.

— Voulez-vous regarder la télévision ? Le vol est long. Nous regardons la télévision. C’est une chose que nous apprécions énormément.

L’ensemble de ce dialogue haletant était sur la bande, et cela composait une séquence superbe. Pour commencer, la qualité de l’image était extrêmement médiocre. Tricia ne savait pas au juste pourquoi. Elle avait l’impression que les Grébulons réagissaient à une gamme de fréquences lumineuses légèrement différente, et qu’il y avait un excès d’ultra-violets qui bousillait la caméra vidéo. Il y avait en sus pas mal d’interférences sur l’image et beaucoup de neige. Sans doute une conséquence de la propulsion à distorsion à laquelle personne à bord ne connaissait rien.

Bref, ce qu’elle avait sur la cassette, c’était une bande d’individus maigres et décolorés installés devant des écrans de télévision diffusant les émissions des grands réseaux. Elle avait également braqué son objectif par le minuscule hublot proche de son siège et obtenu un très joli effet d’étoiles aux sillages discret. Elle savait que ce n’était pas un trucage mais il n’aurait jamais fallu que trois ou quatre bonnes minutes pour le simuler.

En fin de compte, elle avait décidé de sauver son précieux métrage de bande pour Rupert et s’était tranquillement installée pour regarder la télévision avec eux. Elle avait même dû s’assoupir un petit moment.

Donc, son malaise provenait en partie de ce qu’elle avait passé tout ce temps à bord d’un vaisseau extraterrestre d’une conception technologique ahurissante sans pratiquement faire autre chose que somnoler devant des rediffusions de M*A*S*H et de Cagney et Lacey. Mais que faire d’autre ? Elle avait également pris des photos, bien sûr, qui s’étaient toutes révélées sérieusement voilées quand elle les avait rapportées du labo.

Une autre cause de son malaise tenait sans doute à l’atterrissage sur Rupert. Au moins cette phase avait-elle été dramatique et spectaculaire. L’astronef avait déboulé au-dessus d’un paysage sombre et sinistre, un terrain si désespérément éloigné de la chaleur et de la lumière de son soleil qu’on aurait dit la carte des cicatrices psychologiques sur l’esprit d’un enfant abandonné.

Des lumières transperçaient les ténèbres glacées et guidèrent le vaisseau vers la bouche d’une sorte de caverne qui paraissait grande ouvert tout exprès pour accueillir le petit engin.

Malencontreusement, à cause de leur angle d’approche, conjugué au profond encastrement de l’épais hublot dans le revêtement du vaisseau, elle n’avait pu braquer l’objectif du caméscope sur aucun de ces détails. Elle revisionna le passage.

La caméra pointait droit sur le soleil.

Normalement, c’est très mauvais pour une caméra vidéo. Mais quand le soleil se trouve éloigné approximativement d’un milliard et demi de kilomètres, le mal n’est pas bien grand. En fait c’est tout juste s’il impressionne le capteur. On obtient juste un petit point de lumière pile au milieu du champ, qui pourrait représenter à peu près n’importe quoi. Ce n’était jamais qu’une étoile parmi une multitude.

Tricia passa en avance rapide.

Ah. La séquence suivante aurait dû être prometteuse. Ils avaient émergé de la coque à l’intérieur d’une vaste structure grise, genre hangar. C’était un exemple de technologie extraterrestre à une échelle spectaculaire. D’immenses bâtiments gris sous la sombre chape d’une bulle de plexiglas. C’étaient ces mêmes bâtiments qu’elle avait contemplés à la fin de la cassette. Elle les avait à nouveau filmés au moment de quitter Rupert, quelques heures plus tard, alors qu’elle s’apprêtait à rembarquer à bord du vaisseau pour le voyage de retour. À quoi lui faisaient-ils penser ?

Eh bien, d’abord et avant tout, ils lui rappelaient furieusement le décor de n’importe quel film de science-fiction à petit budget des vingt dernières années. En bien plus grand certes, mais l’ensemble faisait très camelote et pas du tout crédible sur le moniteur vidéo. En dehors de la qualité exécrable de l’image, elle avait dû se dépêtrer des effets d’une pesanteur notablement inférieure à la pesanteur terrestre, et elle avait eu les plus extrêmes difficultés à empêcher la caméra de tressauter dans tous les sens de manière fort peu professionnelle. Il était en conséquence impossible de distinguer le moindre détail.

Et voilà maintenant que le Chef s’avançait pour la saluer, tout sourire et la main tendue.

Il n’avait pas d’autre nom. Juste le Chef.

Aucun Grébulon ne portait de nom, en grande partie parce qu’ils étaient incapables de s’en trouver. Tricia découvrit que certains avaient eu l’idée de s’inspirer de ceux des héros de séries télévisées captées sur les programmes de la Terre, mais ils avaient beau se lancer des Wayne, des Bobby et des Chuck, un vague reliquat de blocage culturel tapi au fond de l’inconscient collectif qui les avait suivis depuis leurs lointaines étoiles natales avait dû leur souffler que ce n’était pas vraiment une idée convenable.

Le Chef ressemblait à peu près à tous les autres. Peut-être un peu plus enveloppé. Il lui dit combien il appréciait ses prestations télévisées, qu’il était son plus grand admirateur, à quel point il était heureux qu’elle ait pu se libérer pour leur rendre visite sur Rupert et à quel point son arrivée avait été attendue, qu’il espérait que son vol avait été agréable et ainsi de suite. En tout cas, elle ne put y détecter le moindre indice propre à suggérer qu’il fût un émissaire des étoiles ou quoi que ce soit de cet ordre.

Non, à le voir ainsi sur cassette, il ressemblait tout à fait à n’importe quel type costumé et maquillé, jouant devant un décor qui risquait de ne pas trop bien tenir si on avait le malheur de s’appuyer dessus.

Elle contemplait le moniteur, le visage entre les mains, secouant la tête avec une incrédulité qui la gagnait lentement.

C’était nul.

Et non seulement ce passage, mais également, elle le savait, celui qui allait suivre. Là, le Chef lui demandait si elle avait faim après le vol et si elle n’avait pas envie de manger un morceau. Ils pourraient discuter devant une petite collation.

Elle se souvint de ce qui lui avait traversé l’esprit à cet instant.

De la nourriture extraterrestre.

Comment allait-elle s’y prendre ?

Allait-elle être obligée d’en manger ? Aurait-elle à sa disposition une quelconque serviette en papier où recracher les bouchées ? Ne risquait-il pas de surgir toutes sortes de problèmes immunitaires ?

Il s’avéra que c’étaient des hamburgers.

Et non seulement il s’avéra que c’étaient des hamburgers, mais les hamburgers s’avérèrent tout à fait clairement et sans l’ombre d’un doute être des hamburgers McDonald’s réchauffés au micro-ondes. Ce n’était pas seulement leur aspect. Ce n’était pas seulement leur odeur. C’étaient les emballages en coque de polystyrène qui les accompagnaient et portaient des « McDonald’s » imprimés partout.

— Mangez ! Régalez-vous ! dit le Chef. Rien n’est trop bon pour notre honorable hôte !

Là, c’étaient ses appartements privés. Tricia les avait parcourus du regard avec un ahurissement qui confinait à la terreur, mais elle n’en avait pas moins tout enregistré sur cassette.

L’appartement contenait un lit à eau. Et une chaîne hi-fi taille midi. Et un de ces grands trucs en verre éclairés par une lampe encastrée qu’on pose sur les tables basses et qu’on dirait remplis de gros globules de sperme tout tremblotant. Les murs étaient tapissés de velours.

Le Chef prit ses aises dans un fauteuil-poire de toile brune et se vaporisa un coup de rafraîchisseur d’haleine.

Tricia sentit brusquement la panique l’envahir. Elle se retrouvait plus loin de la Terre qu’aucun autre être humain à sa connaissance n’était jamais allé, et elle était en compagnie d’une créature extraterrestre qui prenait ses aises dans un fauteuil-poire de toile brune et se vaporisait du rafraîchisseur d’haleine.

Elle n’avait pas envie de commettre d’impair. Elle n’avait pas envie de l’inquiéter. Mais il y avait certaines choses qu’elle avait besoin de savoir.

— Comment avez-vous… où avez-vous trouvé… enfin, tout ça ? demanda-t-elle en indiquant l’ensemble de la pièce avec nervosité.

— Le décor ? dit le Chef. Est-ce que vous l’appréciez ? Il est très raffiné. Nous sommes un peuple raffiné, nous autres Grébulons. Nous achetons toutes sortes de biens de consommation raffinés… par correspondance.

Tricia avait hoché la tête avec une terrible lenteur à cet instant précis.

— Par correspondance… avait-elle répété.

Le Chef étouffa un petit rire. C’était un de ces petits rires crétins réconfortants comme du chocolat noir.

— J’ai l’impression que vous pensez qu’on nous expédie tout ici. Non ! Ha ha, je ris ! Nous avons pris une boîte postale tout exprès dans le New Hampshire. Nous passons régulièrement la relever. Ha ha !

Il s’affala, l’air très relax, dans son fauteuil-poire, tendit le bras pour prendre une frite réchauffée qu’il grignota du bout des lèvres en esquissant un sourire amusé.

Tricia sentait sa cervelle en proie à un petit début de bouillonnement. Elle continuait de tourner avec le caméscope.

— Et comment faites-vous, euh, eh bien, pour payer tous ces magnifiques… objets ?

Nouveau rire étouffé du Chef.

— Carte American Express, laissa-t-il tomber avec un haussement d’épaules nonchalant.

Tricia hocha de nouveau lentement la tête. Elle savait qu’ils distribuaient leurs cartes exclusivement à pratiquement n’importe qui.

— Et pour ça ? fit-elle en brandissant le hamburger qu’il venait de lui offrir.

— Rien de plus facile, dit le Chef. On fait la queue.

Une fois encore, avec un frisson glacé qui lui descendit le long de l’échine, Tricia se rendit compte que cela expliquait pas mal de choses.

 

Elle pressa de nouveau la touche d’avance rapide. Il n’y avait strictement rien d’exploitable sur cette cassette. Ce n’était que délire cauchemardesque.

Elle aurait pu bidouiller toute seule un truc qui aurait eu l’air plus convaincant.

Une nouvelle impression de malaise se mit à l’envahir alors qu’elle continuait de visionner cette cassette désespérément nulle, et elle se mit à comprendre, avec une lente horreur, que ce devait être la réponse.

Elle devait être…

Elle secoua la tête et chercha à se ressaisir.

Un vol de nuit vers l’est… Les comprimés de somnifère qu’elle avait pris pour le faire passer. La vodka qu’elle avait bue pour faire descendre les comprimés.

Quoi d’autre encore ? Eh bien, il y avait dix-sept années de fixation sur un séducteur à deux têtes, dont l’une camouflée en perroquet en cage, qui avait essayé de la draguer lors d’une soirée mais avait perdu patience et s’était éclipsé vers une autre planète à bord d’une soucoupe volante. L’idée lui paraissait soudain avoir toutes sortes d’implications gênantes qui ne lui avaient jamais vraiment sauté aux yeux. Pas une seule fois. En dix-sept ans.

Elle s’enfonça le poing dans la bouche.

Il fallait qu’on l’aide.

Et puis, il y avait eu Éric Bartlett, délirant sur l’atterrissage d’extraterrestres au beau milieu de sa pelouse. Et avant cela… le séjour à New York, étouffant et stressant. Les grands espoirs et l’amère déception. Cette histoire d’astrologie.

Elle avait probablement dû faire une dépression nerveuse.

C’était ça. Elle était épuisée et s’était mise à halluciner peu après son retour à la maison. Elle avait rêvé toute cette histoire. Une race d’extraterrestres dépossédés de leurs souvenirs et de leur histoire, bloqués sur un avant-poste éloigné aux confins de notre système solaire et comblant leur vide culturel avec notre culture au rabais. Ha ! C’était ainsi que Dame Nature lui disait d’aller s’inscrire au plus vite dans un établissement médical coûteux.

Elle était très, très malade. Elle vérifia combien de grands cafés elle avait déjà ingurgités et réalisa à quel point elle respirait vite et fort.

Tout problème était résolu en partie, se dit-elle, quand on en prenait conscience. Elle essaya de contrôler sa respiration. Elle s’était reprise à temps. Elle avait vu où elle en était. En train de revenir du précipice psychologique au seuil duquel elle avait failli plonger. Elle essaya de se calmer, se calmer, se calmer. Elle se cala dans son fauteuil et ferma les yeux.

Après un moment, quand sa respiration eut retrouvé un rythme normal, elle les rouvrit.

Où était-elle donc allée pêcher cette bande ?

Qui défilait toujours.

D’accord. C’était un faux.

Elle l’avait fabriquée elle-même, voilà.

Ce devait être elle qui l’avait bidouillée parce que c’était sa voix, sur la bande-son, qui posait les questions. De temps en temps, la caméra s’abaissait à la fin d’une prise et elle apercevait ses pieds et ses chaussures. Ça aussi, elle l’avait fabriqué et elle n’en avait aucune souvenance, comme elle n’avait aucune idée des raisons qui l’y avaient poussée.

Sa respiration redevenait frénétique tandis qu’elle fixait sur l’écran les images clignotantes et neigeuses.

Elle devait continuer de délirer.

Elle secoua la tête pour essayer de chasser ces hallucinations. Elle n’avait pas le moindre souvenir d’avoir fabriqué cette bande avec tous ces trucages manifestes et grossiers. D’un autre côté, il lui semblait avoir des souvenirs qui corroboraient ces trucages. Elle continua de fixer l’écran, fascinée, incrédule.

L’individu qu’elle imaginait s’appeler le Chef était en train de l’interroger sur l’astrologie, et elle lui répondait sur un ton égal et calme. Sauf qu’elle décelait, bien déguisée, la panique grandissante dans sa propre voix.

Le Chef pressa un bouton et l’une des cloisons tapissées de velours bordeaux coulissa, révélant un mur entier de moniteurs de télévision à écran plat.

Chaque écran présentait un kaléidoscope d’images différentes : quelques secondes d’un jeu télévisé, quelques secondes d’une série policière, quelques secondes du système de surveillance d’un entrepôt de supermarché, quelques secondes du film de vacances d’une famille anonyme, quelques secondes de sexe, quelques secondes d’infos, quelques secondes de comédie. Il était clair que le Chef était particulièrement fier de tout cela : il agitait les mains comme un maestro tout en continuant à tenir un discours incompréhensible.

Un nouveau geste de la main et tous les écrans s’effacèrent pour laisser place à la mosaïque d’un écran d’ordinateur géant, affichant sous forme de diagramme l’ensemble des planètes du système solaire sur un fond d’étoiles regroupées par constellations. L’image était totalement statique.

— Nous avons de grandes compétences, était en train d’expliquer le Chef. De grandes compétences en arithmétique, en trigonométrie cosmologique, en calcul de navigation tridimensionnelle. De grandes compétences. De grandes, grandes compétences. Mais nous les avons perdues. Vraiment, quel dommage. Nous aimons avoir des compétences, mais elles sont parties. Envolées, tournoyant quelque part dans l’espace. Avec nos noms, et la description de notre monde natal et de nos bien-aimés. Je vous en prie, dit-il en lui faisant signe de s’asseoir à la console d’ordinateur, faites-nous bénéficier de vos compétences.

À l’évidence, Tricia s’était alors empressée de fixer la caméra sur son trépied pour saisir l’ensemble de la scène. Elle entrait ensuite dans le champ pour se filmer alors qu’elle s’installait avec calme devant l’écran d’ordinateur géant, prenait quelques instants pour se familiariser avec l’interface, puis commençait avec aisance et compétence à faire comme si elle avait la moindre idée de ce qu’elle était en train de faire.

A vrai dire, ça n’avait rien eu de difficile.

Elle était, après tout, mathématicienne et astrophysicienne de formation et présentatrice de télé de profession, et ce qu’elle avait pu oublier de notions scientifiques avec les années, elle était plus que capable de le compenser en bluffant.

L’ordinateur sur lequel elle travaillait était la preuve manifeste que les Grébulons étaient originaires d’une culture bien plus évoluée et scientifiquement avancée que ne le suggérait leur présent état de vide intellectuel, et avec son aide, elle fut en mesure, en une petite demi-heure, d’établir un schéma approximatif du système solaire.

Il n’était pas particulièrement précis ni quoi que ce soit, mais il faisait de l’effet. Les planètes tournaient sur des simulations d’orbite à peu près correctes, et l’on pouvait visualiser le mouvement de l’ensemble de ce mécanisme d’horlogerie cosmologique depuis n’importe quelles coordonnées à l’intérieur du système – très approximativement. On pouvait l’observer depuis la Terre, on pouvait l’observer depuis Mars, etc. On pouvait l’observer depuis la surface de la planète Rupert. Tricia avait été très impressionnée par son propre travail, mais également par le système informatique sur lequel elle travaillait. Sur une station de travail terrienne, la tâche aurait sans doute requis près d’un an de programmation.

Quand elle eut terminé, le Chef vint derrière elle et regarda. Il était tout à fait ravi de ses prouesses.

— Bien, dit-il. Et maintenant, si ça ne vous dérange pas, j’aimerais que vous nous montriez comment utiliser le système que vous venez de mettre au point pour me traduire les informations contenues dans cet ouvrage.

Tranquillement, il déposa un livre devant elle.

C’était Vos Astres et vous, par Gail Andrews.

 

Tricia arrêta de nouveau la bande.

Elle se sentait franchement prise de vertige. L’impression d’halluciner avait certes diminué mais sans pour autant lui laisser les idées plus claires.

D’une poussée, elle éloigna son siège de la table de montage et réfléchit à la conduite à suivre. Bien des années plus tôt, elle avait quitté le domaine de la recherche astronomique parce qu’elle savait, sans le moindre doute, qu’elle avait fait la connaissance d’un visiteur d’une autre planète. Lors d’une soirée. Et elle savait également, sans le moindre doute, qu’elle aurait été la risée de tout le monde si jamais elle avait eu l’idée d’en parler. Mais comment pouvait-elle étudier la cosmologie et rester muette sur la seule et unique notion importante qu’elle connaissait à ce sujet ? Elle avait choisi la seule attitude possible. Elle avait démissionné.

Aujourd’hui, elle travaillait à la télévision et la même chose s’était reproduite.

Elle détenait une bande vidéo, une authentique bande vidéo de l’histoire la plus incroyable dans toute l’histoire de… eh bien, de toute l’histoire tout court : l’avant-poste oublié d’une civilisation extraterrestre échoué sur la planète la plus extérieure de notre propre système solaire.

Elle avait l’histoire.

Elle y était allée.

Elle l’avait vu.

Elle l’avait sur cassette, sacré nom d’une pipe. Et si jamais lui venait l’idée de la montrer à n’importe qui, elle serait la risée de tout le monde.

Comment pouvait-elle prouver quoi que ce soit ? Ça ne valait même pas la peine d’y penser. Toute cette aventure était un cauchemar de quelque angle qu’elle se souciât de l’aborder. Un début de migraine lui vrillait le crâne.

Elle avait de l’aspirine dans son sac. Elle sortit de la petite salle de montage pour se rendre à la fontaine au bout du couloir. Elle prit son aspirine et but plusieurs gobelets d’eau.

Les studios semblaient étrangement calmes. D’habitude, on voyait plus de gens s’affairer ; enfin, on en voyait certains qui s’affairaient. Elle glissa la tête par la porte de la salle de montage voisine de la sienne mais elle était vide.

Elle en avait un peu trop fait pour empêcher les gens d’entrer dans son studio attitré, et on pouvait lire sur l’affiche :

NE PAS DERANGER

INUTILE DE SONGER A ENTRER.

JE NE VEUX RIEN SAVOIR

DEGAGEZ ! JE BOSSE !

Quand elle rentra, elle remarqua que le voyant de message en attente clignotait sur son poste et elle se demanda depuis combien de temps.

— Allô ? fit-elle à la standardiste.

— Oh, miss McMillan, je suis contente que vous ayez appelé. Tout le monde essaye de vous joindre. Votre compagnie de télévision. Ils ne savent pas comment vous toucher. Pouvez-vous les rappeler ?

— Pourquoi ne me les avez-vous pas passés ? dit Tricia.

— Vous aviez dit qu’on ne vous transmette aucune communication sous aucun prétexte. Qu’on dise même que vous n’étiez pas ici. Je ne savais pas quoi faire. Je suis bien montée pour vous laisser un message mais…

— D’accord, dit Tricia en se maudissant.

Elle rappela son bureau.

— Tricia ! Mais sacré nom d’une pipe, où es-tu donc ?

— Dans la salle de mont…

— Mais on m’a assuré…

— Je sais. Quoi de neuf ?

— Comment ça, quoi de neuf ? Juste un foutu vaisseau spatial extraterrestre !

— Quoi ? Où ça ?

— À Regent’s Park. Un grand truc argenté. Une fille avec un oiseau. Elle parle anglais, balance des pierres à tout le monde et réclame quelqu’un pour réparer sa montre. Rapplique en vitesse.

Tricia contempla l’engin.

Ce n’était pas un vaisseau grébulon. Non qu’elle fût soudain devenue experte en astronautique extraterrestre, mais celui-ci était un superbe engin profilé blanc et argent, de la taille approximative d’un gros yacht transatlantique, avec lequel il partageait d’ailleurs une ressemblance certaine. A côté, les superstructures de l’énorme vaisseau grébulon à moitié démantelé évoquaient plutôt des tourelles à canons sur un bâtiment de guerre. Des tourelles à canons. Voilà à quoi ressemblaient ces gros bâtiments gris et massifs. Et ce qu’il y avait eu de bizarre, c’est qu’au moment où elle était repassée devant pour rembarquer sur la petite navette des Grébulons, c’est qu’ils avaient bougé. Tous ces détails lui traversèrent fugitivement l’esprit alors qu’elle descendait du taxi pour retrouver son équipe vidéo.

— Où est la fille ? cria-t-elle pour couvrir le bruit des sirènes de police et des hélicoptères.

— Là-bas ! » cria le producteur tandis que l’ingénieur du son se précipitait pour lui cliper un micro émetteur. « Elle dit que ses parents sont venus d’ici par une dimension parallèle ou un truc dans le genre, qu’elle a la montre de son père et… je ne sais plus. Qu’est-ce que je peux te dire, moi ? Improvise. Demande-lui quel effet ça fait d’être extraterrestre.

— Merci beaucoup, Ted », grommela Tricia, puis elle vérifia que son micro était solidement attaché, fit un essai de voix pour l’ingénieur du son, inspira un bon coup, rejeta ses cheveux en arrière et endossa son rôle de journaliste professionnelle, jouant sur son terrain, prête à tout.

Enfin presque.

Elle chercha la fille du regard. Ce devait être elle, là-bas, avec les cheveux en bataille et les grands gestes. La fille se retourna vers elle. Et la fixa, les yeux écarquillés.

— Maman ! hurla-t-elle, et elle se mit à lui balancer des pierres.

 

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